Qui n’a ja-ja-jamais fredonné cette chanson ? Ohé, ohé ?
En ces temps de confinement, s’offre enfin à moi la possibilité de vous parler du sens caché de ces comptines enfantines, qui nous ont été apprises -les comptines, pas le sens- par des adultes innocents… En cherchant, lors de la préparation de mes visites théâtralisées, une chanson populaire du XIX ° siècle, j’avais découvert leur vraie signification.
Et puisque l’optimiste sait que cela pourrait être encore pire, voilà la petite histoire d’un confinement macabre, qui nous fera voir d’un autre œil notre propre situation actuelle.
Larguez les amarres ! Je vous amène à bord de la frégate La Méduse…

La petite histoire
Nous sommes le 2 juillet 1816. La frégate La Méduse vient de s’échouer au large de la Mauritanie, suite à une accumulation d’erreurs de navigation.
Partie le 17 juin de Bordeaux, elle a à son bord près de 400 personnes, composées de l’équipage, d’un bataillon d’infanterie, mais également du personnel administratif, dont le gouverneur Schmaltz, chargé de reprendre possession des comptoirs au Sénégal. Première et fatale erreur, le commandement de la frégate a été confiée au capitaine Duroy de Chaumareys, qui n’a pas exercé en mer depuis 25 ans… Ce dernier accumule les erreurs de navigation, ne tenant pas compte de la terreur grandissante des hommes d’équipage, conscients de la catastrophe imminente. Lorsqu’il se rend compte du danger, il est déjà trop tard. La frégate se précipite sur un haut-fond.
Soudain, le vent ne siffle plus aux oreilles des marins. Les voiles pendent lamentablement. Un silence de mort, déjà. Deux rescapés décriront plus tard les visages des passagers, médusés, comme le nom de la gorgone que porte leur navire, maintenant misérablement immobilisé.
Dès lors, Chaumareys enchaîne les mauvaises décisions, laissant le contrôle de la situation au gouverneur Schmaltz, dont l’incompétence en la matière est aussi criante que celle de son capitaine. Dans la nuit du 5 juillet, la tempête se lève. L’une après l’autre, les ancres cèdent, sonnant comme un compte à rebours fatidique. Au petit matin, une énorme vague vient précipiter La Méduse sur un récif. Désormais, c’est le naufrage. En quelques heures, le navire prend l’eau de toutes parts.
La suite a un air, certes anachonique, de déjà vu. Il n’y a pas assez d’embarcations pour emporter les 400 passagers, soldats et marins. La décision est prise de construire un invraisemblable radeau, en récupérant les mâts sciés, des planches et d’énormes cordages. Long de quinze mètres et large de huit, ce radeau d’infortune devrait être remorqué jusqu’à la côte d’Afrique, toute proche, par les six autres embarcations. Ici commence la tristement célèbre histoire du Radeau de La Méduse.
Il va s’en dire que la répartition, décidée par le gouverneur et le capitaine, offriront à ces deux lamentables personnages, ainsi qu’à leur entourage haut placé, les places sûres dans les canots de sauvetage, confortablement installés, peu chargés. Sur le radeau, 147 passagers (essentiellement des soldats et des marins), vont, littéralement s’entasser. Ce matin du 5 juillet, le remorquage commence, pour aussitôt s’achever, deux heures plus tard… Le lien entre le radeau et le dernier canot de la file est rompu, sans que la cause (violence des vagues, égoïsme des hommes…?) n’en soit, aujourd’hui encore, connue. Les canots disparaissent, un à un, à l’horizon.
Voici la tragique et macabre odyssée du Radeau de La Méduse. Les 147 naufragés sont tellement serrés qu’ils ne peuvent s’asseoir. Dès la première nuit, la tempête en emporte quelques uns, en blesse d’autres, emportant les réserves d’eau et de vin. La nature humaine se révèle bien vite : deux groupes se forment. Les officiers et fonctionnaires, armés, occupent la partie la moins immergée du radeau au centre, laissant les extrémités aux soldats et assimilés, désarmés par mesure de précaution avant de quitter La Méduse. La provision de biscuits de mer, seule nourriture embarquée, est terminée en vingt-quatre heures.
Alors, commence l’horreur. La lutte pour survivre. Contre les autres. Au deuxième jour, 69 cadavres de soldats témoignent des affrontements. Quelques jours plus tard, une deuxième « révolte » fait plus de 30 morts, toujours parmi les « mutins ». Au bout d’une semaine, il ne reste plus que 30 survivants de ces massacres. La faim les a poussé à manger les cadavres de leurs victimes, d’abord crus puis en fines tranches salées et séchées suspendues aux cordages… Mais 30 survivants, c’est encore trop. Un dernier « conseil de guerre » jette 12 naufragés à la mer, jugés trop faibles pour survivre… Le 17 juillet, le secours arrive avec L’Argus qui retrouve enfin le radeau, et seulement 15 survivants à bord… 5 d’entre eux mourront d’épuisement peu après.
Les récits des survivants glaceront d’effroi l’opinion publique, jusqu’à marquer un jeune artiste romantique, un certain Théodore Géricault.
Le radeau de Géricault
Géricault passe près d’un an à se documenter avant d’exécuter la version finale de son tableau en 1819. Le jeune peintre fait des recherches approfondies en s’appuyant sur un récit écrit par deux survivants. Le macabre le fascine. Géricault va jusqu’à couper des morceaux de corps, prélevés à la morgue locale, et les laisse se décomposer dans son atelier, pour ensuite les utiliser comme références. Sa précision le pousse à se faire construire une maquette de l’embarcation, et il contemple longuement la mer déchaînée.
Je ne ferai pas ici, une analyse de la composition du tableau, pourtant fascinante mais ce n’est pas le propos de cet article déjà dense. Par contre, si vous voulez en faire une étude en direct, rendez-vous au Louvre dès que le confinement sera fini !
Imaginez la réaction à la présentation de l’œuvre. Le choc pour le public est multiple: la terrible crudité de la scène, une technique inhabituellement libre, mais surtout, une critique à peine déguisée du régime. Géricault dénonce l’incompétence du capitaine et de ses supérieurs. L’artiste est engagé. Ce n’est pas de l’art pour l’art. Le Radeau de La Méduse est une dénonciation. Et c’est aussi un plaidoyer en faveur de l’abolition de l’esclavage. Le personnage dominant le tableau, donc le plus fort, le plus résistant des survivants, est noir.
Et la comptine dans tout ça ?
Vous aussi vous ne connaissiez que le premier couplet de ce chant marin, transformé au XIX° siècle ? Gentils naïfs que nous sommes !
Voilà donc une bien belle histoire de cannibalisme marin, que l’on prend plaisir à apprendre aux enfants !
Il était un petit navire {x2} Qui n’avait ja-ja-jamais navigué {x2} Ohé ! Ohé ! Ohé ! Ohé ! Matelot, Matelot navigue sur les flots {x2} Il partit pour un long voyage, Sur la mer Mé-Mé-Méditerranée Au bout de cinq à six semaines, Les vivres vin-vin-vinrent à manquer On tira à la courte paille, Pour savoir qui-qui-qui serait mangé Le sort tomba sur le plus jeune, Le mousse qui, qui, qui s’mit à pleurer On cherche alors à quelle sauce, Le pauvre enfant-fant-fant sera mangé L’un voulait qu’on le mit à frire, L’autre voulait-lait-lait le fricasser, Pendant qu’ainsi l’on délibère, Il monte en haut-haut-haut du grand hunier, Il fait au ciel une prière, Interrogeant-geant-geant l’immensité, Mais regardant la mer entière, Il vit des flots-flots-flots de tous côtés, Oh ! Sainte Vierge ma patronne, Cria le pau-pau-pauvre infortuné, Si j’ai péché, vite pardonne, Empêche-les-les de-de me manger, Au même instant un grand miracle, Pour l’enfant fut-fut-fut réalisé, Des p’tits poissons dans le navire, Sautèrent par-par-par et par milliers, On les prit, on les mit à frire, Le jeune mou-mou-mousse fut sauvé, Si cette histoire vous amuse, Nous allons la-la-la recommencer, Ohé ! Ohé !
Ohé ! Ohé ! N’oubliez pas de bien déglutir la prochaine fois que vous la fredonnerez…